En parlant des fournisseurs, Claude Hervy, directeur logistique de CHEP France, me disait – Je me formais aux achats – qu’il lui était possible de négocier avec le diable… C’était vrai, mais il ne disait pas tout.
Plus tard, sur le sujet de la négociation, j’ai lu Saint Germain ou la négociation, roman de Francis Walder (1958).
En 2001, la formation d’acheteur m’a donné Getting to yes without giving in, de Roger Fisher et de William Ury (1981).
Et dans l’almanach Vermot de 1971, il y a le récit « Un pacte avec le diable », par André Le Gall (Je n’ai que son nom), ressaisi ci-dessous.
Ces quatre sources disent la négociation.
Il n’y est pas question du marchandage où le vainqueur est toujours celui qui donne le prix, malgré l’illusion de celui qui marchande. Le plus grand vainqueur est le commerçant obligé – quelle ironie ! – de travailler à prix fixé.
Voici donc quelques pages où tu ne subiras pas mon verbiage…
Survole ou réfléchis, comme pour le reste !
Un pacte avec le diable
Se retrouver seul à soixante-quatorze ans, en plein désert du Nevada, sans eau, sans nourriture, le revolver et l’estomac vides, avec un vieux cheval prêt à crever de faim et de soif, et le tout dans le mois de juillet de l’année 1893, n’était pas une situation très enviable.
C’était pourtant celle du vieux Tim O’Malley, et l’on ne peut pas dire qu’elle lui donnait le visage réjoui d’un animateur de square-dance. Depuis qu’émigrant il était arrivé avec son père aux États-Unis, sa vie n’avait été qu’une longue suite de déboires, d’avatars et de turpitudes. Il avait passé toute son existence à se faire rouler dans la farine par de plus malins que lui, et se trouvait, maintenant, à quelques heures de sa fin dernière, avec pour tout capital 3 dollars et 15 cents.
Ah oui ! Vraiment son père aurait été mieux inspiré en ne quittant pas la verte Erin (= Irlande). En ce moment Tim coulerait doucettement ses vieux jours dans la vieille ferme de famille à Killeharn, élevant gentiment ses poules et ses lapins, au milieu de ses enfants, de ses petits enfants et de ses arrière-petits enfants, choyé par une femme prévenante, et entouré de respect et d’honneurs.
Mais elle était loin la ferme de Killeharn. Papa O’Malley l’avait vendue pour une bouchée de pain, attiré qu’il était comme un phalène autour d’une lampe, par cette Amérique de malheur. Et maintenant, celui qui avait été le petit Tim allait crever comme un vieux chien dans ce désert pourri, et devenir un festin de coyottes, de vautours et autres charognards ?
Une plainte de son vieux cheval fit lever la tête à Tim O’Malley. Et quel ne fut pas son étonnement en constatant qu’un homme était devant lui. D’où ce bonhomme avait-il bien pu surgir ? Il n’y avait pas d’autre cheval à l’horizon que son pauvre Tempête haletant et affalé dans la poussière de ce lieu maudit !
– Hello, young boy, des ennuis ? Fit doucement l’inconnu.
– Je ne sais pas quel est votre âge, répondit Tim, mais appeler « young boy » un homme de soixante-quatorze ans tient un peu de l’inconséquence.
– Qu’est-ce qui te dit que je ne suis pas beaucoup plus âgé que toi, fit son interlocuteur avec un étrange petit sourire.
– Dans ce cas, vous devez avoir un truc, car vous faites à peine cinquante ans.
En effet, le personnage qui se tenait devant Tim était grand, svelte, élancé et son long visage émacié ne marquait pas plus d’un demi-siècle. Il était très élégamment habillé d’une longue redingote grise à revers de soie rouge, d’un pantalon blanc et d’un gilet à fleurs ; un grand chapeau plat à larges bords complétait sa mise et – chose étonnante – cet ensemble fort distingué était impeccable : pas un grain de poussière sur les bottes noires vernies, par une tache de sueur sur son costume. L’homme semblait sortir d’une réception mondaine. Tim pensa qu’il avait un peu la mise et l’allure des tricheurs professionnels que l’on rencontre dans les saloons du Texas ou sur les bateaux à roue du Mississipi. Bien que se demandant si l’étrange personnage n’étais pas une vision, du genre de celles qui, paraît-il, viennent troubler les mourants un peu avant le grand passage, il n’en continua pas moins le dialogue.
– Si j’ai bien compris, quoique vous me considériez comme un galopin, vous me demandez si j’ai des ennuis ?
Son interlocuteur hocha doucement la tête.
– Pensez-vous, repris Tim, des ennuis j’en ai à peine, mis à part qu’on crève de soif et faim le cheval et moi, que j’ai même plus deux balles dans mon Colt pour abréger nos souffrances, et qu’on sera crevés d’ici une heure ou deux ; à part cela, voyez-vous, gentleman, j’ai pas d’ennuis.
– La soif et la faim, c’est facile à arranger. Tiens, bois !
Et l’étranger tendit à Tim un bidon rempli à ras bord d’une eau fraîche et limpide comme un torrent de montagne. Jamais le vieil O’Malley n’avait bu une eau aussi délicieuse. Il s’arrêta à regret, après avoir déjà bu la moitié du bidon.
– Continue, dit l’autre, j’ai encore d’autres réserves.
Gloutonnement, sans demander son reste, Tim entreprit de vider tout le récipient. Il n’en restait plus que quelques gouttes quand brusquement, il s’arrêta.
– Nom de Dieu, mon cheval !
– J’aime bien quand tu jures, Tim, mais ne t’inquiète pas pour Tempête, je vais le rassasier lui aussi.
L’inconnu se dirigea vers le cheval, prit la tête de l’animal dans ses bras, et doucement, presque tendrement, commença à le faire boire. Tim n’en croyait pas ses yeux : c’était proutant le même bidon qu’il venait pratiquement de vider, et pourtant… pourtant l’eau en coulait toujours abondamment. Tempête commençait manifestement à reprendre goût à cette vie qu’il était si près de quitter quelques secondes auparavant. Et puis c’était étrange, l’homme venait de l’appeler Tim, il avait appelé le cheval Tempête. Qui était-il ? Comment connaissait-il O’Malley et sa vieille rosse aussi intimement ? Il y avait peut-être là-dessous quelque sorcellerie. Cet homme si impeccable qui surgit sans monture en plein milieu du désert du Névada, ce bidon aussi inépuisable que le tonneau des Danaïdes, cette tranquille assurance, tout cela était plus que bizarre. Tim n’aimait pas cela. Bien qu’il n’ait jamais été un rat de confessionnal, son vieux fond irlandais repris le dessus. O’Malley se signa rapidement.
Son geste n’avait pas échappé à l’homme qui justement revenait vers lui.
– Ah Tim, dit-il, si j’aime bien quand tu jures, je n’aime pas beaucoup ce que tu viens de faire là ; j’ai été gentil avec toi, moi, je t’ai donné de l’eau à toi et à ton cheval, aussi sois gentil, ne recommence pas.
– Excusez-moi, gentleman, je n’ai pas pour habitude de me mêler des affaires des autres ayant appris très jeune que cela tournait toujours à vos dépens, mais je voudrais quand même vous poser une question : d’où nous connaissez-vous moi et mon cheval ? Et d’autre part, qui êtes-vous ?
– En répondant à ta seconde question, je répondrai à la première. A vrai dire j’ai différentes identités ; selon l’endroit où je me trouve je réponds à un nom différent. Ici par exemple, en Amérique, je suis « Old Nick » ; passé la frontière mexicaine, on m’appelle « El Diablo » ; ailleurs on me nomme « Le Malin », « Satan », « Méphistophélès », « Lucifer », « Le Génie du mal », « Le Roi des Enfers » ; j’en passe, et des meilleurs, en définitive, mon nom le plus courant serait plutôt le Diable.
– Ah bah ! Fit Tim, j’ai vu tellement de choses dans ma garce de vie que bien peu m’étonnent à mon âge ; néanmoins, ce que je ne comprends pas, en supposant que vous soyez réellement qui vous dites, c’est que vous vous intéressiez à une vieille carcasse comme moi, qui s’apprête à pourrir lentement au fin fond du Névada. D’autre part, je ne réalise pas très bien que ce que vous pouvez ficher dans ce désert où l’on ne rencontre personne ; je croyais que les grandes villes étaient plus à même de vous fournir le recrutement qui vous intéresse.
– Décidément, c’est un tic ; tu poses toujours deux questions à la fois, c’est d’ailleurs pour cela que n’as pas réussi, Tim. On aurait dû t’apprendre qu’il fallait sérier les questions afin de bien comprendre la réponse de chacune, la peser, la retourner, en faire bon usage, et là seulement se permettre d’en poser une autre. Remarque bien que je te dis cela pour l’avenir…
– Pour l’avenir, vous en avez de bonnes, gentleman ou qui que vous soyiez , rappelez-vous j’ai soixante-quatorze ans, je suis perdu dans une immensité dont je ne sortirai que les pieds devant, et vous me dites des choses pour l’avenir …M’est avis que mon avenir, il serait plutôt derrière mes bottes !
– Ne t’inquiète pas, je me comprends, je me comprends, reprit l’autre, mais je veux bien néanmoins répondre à tes questions en commençant encore par la deuxième. Je suis ici chez moi, car cet endroit où tu es venu échouer avant, pensais-tu, de faire le dernier voyage, s’appelle tout bonnement la Vallée de l’Enfer, et d’autre part tu voudras bien admettre, puisque tu parais croire en Dieu, que si ce dernier se permet d’avoir des desseins impénétrables, j’ai le droit moi aussi d’agir de même. Tu sais bien que dans le commerce on emploie toujours les procédés de la concurrence. Ne cherche donc pas pourquoi je t’ai choisi, contente-toi de m’en remercier.
– Vous remercier de l’eau que vous m’avez donnée à moi et à mon cheval, certes, dit Tim, mais excusez-moi, gentleman, c’est la seule chose que vous m’ayez offerte jusqu’ici. D’une part, cela ne résoud pas mon cas, cela nous prolonge Tempête et moi, de quelques heures, c’est tout ; ce qui, de vous à moi, n’a pas grande importance. D’autre part, même à supposer que vous soyez le Diable en personne, je ne vois pas encore quel intérêt cela peut bien représenter pour moi… Mais j’y pense, vous n’aviez pas parlé aussi de nourriture au début de cette conversation. Car franchement, de causer, cela me creuse. Je crevais déjà de faim tout à l’heure, mais maintenant je pense que si je ne mange pas un petit morceau, je vais devenir fou à lier et incapable de poursuivre cette très intéressante conversation.
– Mais certainement, répondit l’inconnu, comme nous sommes seuls et que je vois très bien que tu es très sceptique sur mon identité, cela va me permettre en deux secondes de raffermir tes convictions.
Avant que le vieil O’Malley ait eu le temps de répondre quoi que ce soit, il vit devant ses yeux éblouis la plus belle table qu’il ait admiré de sa vie. Sur une nappe de fine dentelle, servi dans des plats d’argent, un monceau de victuailles… et des boissons venaient d’apparaître. Les pâtés les plus délectables voisinaient avec les volailles, les pièces de viande et les poissons les plus joliment parés, les fromages les plus rares, les entremets les plus délicats étaient accompagnés des vins les plus rarissimes et des liqueurs les plus coûteuses.
Malgré son émerveillement, le vieux Tim eut quand même un réflexe spontané :
– Et Tempête ?
– C’est vrai, dit le Diable (car c’était vraiment lui : cette table de roi apparaissant en plein désert, brusquement, en était bien la preuve), où avais-je la tête ?
A peine avait-il prononcé ces mots, que surgissait devant la brave bête une mangeoire contenant assez de foin pour nourrir dix chevaux, accompagnée d’une immense bassine d’eau.
– Mange, dit le diable à Tim, mange, et si tu le peux réfléchis à ce que tu désires, je peux combler n’importe lequel de tes vœux. Tiens, donne-moi donc un peu de cet excellent Xérès que je trinque à ta santé, car je puis t’assurer dès maintenant que tu as de longues années devant toi.
Sans trop savoir encore s’il rêvait ou s’il délirait, pensant qu’il serait toujours temps de discuter plus tard, Tim emplit largement deux coupes de cristal et trinqua bien volontiers avec le Roi des Enfers, avant de faire honneur au plus beau repas qu’il ait jamais connu.
Une fois son festin terminé, le vieux Tim O’Malley était indéniablement un autre homme. Il se versa un dernier verre de vin et se prépara à savourer le cigare mexicain que lui tendait son hôte.
– Alors, lui dit le Diable, as-tu réfléchi, as-tu trouvé le vœu que tu souhaites formuler ?
– Sur, dit le vieux, mais avant que je vous en fasse part, j’aimerais bien savoir ce que vous me demandez en échange.
– Depuis que le monde est monde, cela n’a pas changé, ne fais pas l’ignorant, Tim, tu sais parfaitement que je ne désire qu’une seule petite chose, acheter ton âme !
– Vous appelez cela une petite chose, gentleman, et vous voudriez que je l’échange contre un seul vœu ? Ah non ! Si j’accepte, ce sera contre trois vœux.
– La peste soit de vos nourrices et de vos grands-mères, hurla le Diable ; elles vous ont pourri l’esprit avec leurs contes de bonne femme, toujours trois vœux, hein ? Comme dans les belles histoires racontées au coin du feu ; mais j’y perds, moi !… Un vœu c’est amplement suffisant !
– Alors tant pis, fit calmement Tim O’Malley, on ne fera pas affaire. Et têtu comme un Irlandais qu’il était, il continua à se délecter de son cigare mexicain.
– Voyons, réfléchis, dit le Diable, si tu n’acceptes pas, tu vas continuer à errer dans le désert avec ta vieille carne, et malgré l’excellent repas que je vous ai offert à l’un et à l’autre, vous serez morts d’ici un jour ou deux.
– C’est bien possible, répondit le vieux, mais par contre vous, vous nous aurez fourni la nourriture et la boisson les plus raffinées de la terre, et ceci strictement pour rien. D’après ce que je sais, il n’est pas dans votre habitude de faire des cadeaux, et cela pourrait nuire à votre réputation. Là-haut, on va dire que vous vieillissez, que vous n’êtes plus sûr de vos coups, on ne vous prendra plus au sérieux, et d’ici que l’on pense que vous êtes un pauvre diable, il n’y a plus loin.
Le Diable sembla un peu ébranlé par cette perspective. Par ailleurs, comme l’avait bien deviné O’Malley, il détestait offrir quelque chose pour rien.
– Ah, dit-il en soupirant, tu as de la veine que je sois dans un de mes bons jours… Soit, eh bien entendu pour tes trois souhaits. Quels sont-ils ?
– Premièrement, dit le vieux Tim tout en s’étirant, je veux avoir quarante ans de moins, c’est-à-dire trente-quatre ans.
– Cela, je m’y attendais. Vous demandez tous la même chose. Le regret du temps de vos amours vous ronge tous. Fort bien, c’est facile. Je peux même te faire encore beaucoup plus beau que tu n’étais, afin de garantir encore beaucoup de succès féminins.
– Cela n’est pas du tout pour cela, ricana O’Malley, et mon aspect original me suffira amplement. Ce que je veux, c’est tout simplement me sentir dans la force de l’âge et ne plus penser à mes rhumatismes, à mes dents branlantes, ni à ma bronchite chronique. Tout cela me dérangerait pour ce que je compte faire.
– Parce que tu as déjà un plan, vieille canaille, dit le Diable en ricanant à son tour.
– Ce ne serait pas la peine de demander quelque chose si ce n’était pas pour servir à autre chose. Deuxièmement, je veux être le meilleur et le plus rapide tireur de toute l’Amérique. C’est possible ?, demanda Tim.
– Tout est possible, répondit son interlocuteur, d’ailleurs ce deuxième souhait m’agréer personnellement ; grâce à toi et à tes Colts, j’aurai ainsi très certainement une nombreuse clientèle à accueillir en Enfer, dans les années qui vont suivre.
– Pas forcément, dit le Vieux. Mais, voyez-vous, j’ai été toute ma vie un fichu tireur, et le sachant je me suis laissé bien souvent impressionner par des gaillards plus adroits que moi ; je n’aimerais pas que cela se renouvelle.
– Et maintenant, dit le Diable, je peux à l’avance prédire ton troisième vœu : tu vas, bien entendu, me demander la richesse.
– Pas directement, si j’ose dire. Non, fit O’Malley, au même titre que je me suis fait rouler maintes fois parce que j’étais mauvais tireur, je me suis fait voler encore plus souvent parce que je n’avais jamais de chances aux cartes. Et je désirerais maintenant y être imbattable. Encore une fois, ce n’est pas pour acquérir une fortune fabuleuse, c’est plutôt, tout comme le revolver, pour me sentir sûr de moi.
– Parfait, dit le Diable, je n’ai pas à analyser les raisons qui t’ont fait choisir ces trois vœux de préférence à d’autres. C’est là ton affaire. Maintenant, signons le contrat. Je te prouverai dans la seconde qui suit que tes souhaits ont été exaucés.
Le Prince des Ténèbres tira alors de sa redingote un parchemin et une longue plume d’oie terminée par un bec d’or.
– Il ne te reste plus, dit-il, qu’à piquer cette plume dans la veine de ton poignet et à écrire cette simple phrase avec ton sang : « Je m’engage à confier mon âme à mon maître quand viendra mon heure dernière – signé Tim O’Malley. »
Le vieil Irlandais contempla un long instant la plus et le parchemin, semblant réfléchir profondément ; puis, se décidant brusquement, plongea le bec d’or dans son poignet et rédigea le pacte dans les termes définis par le Diable. Quand il lui tendit la feuille zébrée de rouge, il s’aperçut que le sang ne coulait plus de la blessure qu’il s’était imposé volontairement ; son bras lui-même avait changé d’aspect, de décharné il était devenu plein, musclé, nerveux, ses mains étaient celles d’un homme jeune, et ses douleurs ne le faisaient plus souffrir pour la première fois depuis longtemps.
Tim O’Malley était redevenu l’homme qu’il était quarante ans auparavant.
En face de lui, le Diable le regardait en souriant.
– Tiens, lui dit-il, voici un Colt chargé. Je vais lancer en l’air ce bidon plein d’eau. Tire ! Il y a sept balles.
Tim déchargea son arme en direction du bidon qui volait dans les airs ; quand celui-ci retomba, l’eau fuyait pas sept trous, bien ronds et bien répartis.
– Voici un jeu de cartes, continua le Diable. Prends quatre cartes au hasard.
Tim tira quatre cartes dans l’éventail qui lui était tendu. Quand il les retourna, il constata qu’il avait les quatre as.
– Voilà, dit le Diable ? Tu es content, young man, car maintenant, je peux t’appeler ainsi.
– Je suis content, dit Tim, mais je veux encore vous demander une petite chose. Je ne peux pas, même à trente-quatre ans, partir à pied vers la prochaine ville ; d’autre part cela me ferait de la peine d’abandonner ici mon vieux Tempête. Si c’était un effet de votre bonté, vous lui feriez faire la même petite cure de jouvence qu’à moi-même.
– Ta demande est normale : je vais te prouver une fois de plus que je ne suis pas un mauvais diable. Tiens… regarde !
Un hennissement joyeux s’éleva dans le désert pendant trois minutes. Le bel alezan qu’était redevenu Tempête manifesta son bonheur en se cabrant et en faisant feu des quatre fers.
Tim O’Malley ne pensait plus à lui, il était tout ému devant la joie de l’animal. Derrière lui, il entendit une voix :
– Et maintenant, bon voyage et belle vie, Tim O’Malley. A un de ces jours !
Tim se retourna. Il n’y avait plus personne. Le Diable avait disparu.
Pour être sûr qu’il n’avait pas rêvé, l’Irlandais regarda encore une fois ses mains, tâta ses muscles et observa attentivement Tempête. Pas d’erreur, tout cela était bel et bien vrai ! Il enfourcha gaiement son cheval, s’étonnant encore de sa souplesse et de l’influx nerveux qu’il sentait dans sa monture, et partit au galop en direction de la prochaine ville. Brusquement, il s’arrêta. Las Vegas était bien à quatre jours de route. Comment ferait-il sans ravitaillement ? Un rire lointain résonna à ses oreilles : sur sa selle, il y avait quatre bidons plein d’eau, une musette pleine de nourriture, un ballot d’avoine et des cartouchières copieusement garnies.
Décidément, le Diable avait bien fait les choses !
Quand Tim O’Malley arriva à Las Vegas, le soir tombait sur la ville, encore qu’il fut bien prétentieux d’appeler cela une ville ! Las Vegas était plutôt un lieu de passage à cette époque. Située non loin de la frontière mexicaine, elle était le repaire de maints aventuriers et était certainement plus connue par ses saloons et ses maisons de jeux que par ses églises. Tout une faune étrange et dangereuse logeait dans des hôtels en planche qui tenaient plus du baraquement que de l’établissement « tout confort ». Toutes les nuits, des parties fabuleuses faisaient changer l’argent de main. Ces parties, bien sûr, n’étaient pas toujours de tout repos ; et Las Vegas était également réputé pour le taux très élevé de mortalité. Cette ambiance mouvementée n’empêchait pas les joueurs d’accourir toujours plus nombreux des États environnants, afin de tenter leur chance et de (pensaient-ils) retourner chez eux les poches bourrées de dollars et l’avenir débarrassé de toutes inquiétudes.
Tim O’Malley ne disposait, si vous vous en souvenez, que de 3 dollars et 15 cents. Après avoir trouvé une remise où Tempête était certain d’obtenir toute l’avoine et toute l’eau capable de lui assurer une nuit qui le reposerait de ses fatigues, Tim se dirigea vers le « Crazy Bull » (= Taureau fou), mi-saloon, mi-salle de jeux et repaire notoire de tous les tricheurs professionnels de la région.
Quand il entra dans la grande salle, il était 10 heures du soir et déjà l’ambiance était survoltée. Les demis de bière et les verres de whisky glissaient sur le dessus du comptoir à la cadence grand V ; les entraîneuses étaient pratiquement toutes en mains, et les tables de poker et de baccarat étaient entourées d’amateurs.
Pressé d’expérimenter son nouveau pouvoir, Tim chercha une table à petites mises ; il a trouva rapidement sous la forme d’une partie d’écarté (la direction du « Crazy Bull » ne négligeant pas les joueurs modestes dans son exploitation systématique). En moins d’une demi-heure, les 3 dollars 15 cents étaient devenus 57 dollars, et cela tranquillement, sans éveiller l’attention, ni intriguer ses partenaires par une veine trop insolente. Tim jouait sagement, passant régulièrement, bien qu’il ait la main pleine, ne se réservant que pour les coups spécialement intéressants.
Nanti de ses 57 dollars, à 22h40, notre Irlandais se dirigea vers une table de poker où les relances ne dépassaient pas 10 dollars. A 23h25, il était à la tête de 350 dollars.
Bien qu’aucune réclamation ni qu’aucun étonnement n’eussent souligné ces bénéfices très rapides, Tim se savait déjà surveillé. Depuis son départ de la table d’écarté, un Mexicain silencieux comme un chat se tenait obstinément derrière lui. Ce personnage semblait placé sous le signe de l’argent ; que ce soit la crosse de ses pistolets, ses étriers, la boucle de sa ceinture ou les galons qui agrémentaient son costume noir, tout étincelait du même métal.
Sans avoir l’air d’y prêter attention, Tim empocha l’argent de la dernière relance, et encore une fois changea de table. Il choisit un coin assez sombre de la salle où quatre joueurs seulement, entourés de nombreux spectateurs, semblaient se livrer à une partie d’enfer. Là, les relances montaient beaucoup plus haut qu’aux tables précédentes, 50 ou 100 dollars n’avaient pas l’air d’effrayer les quatre hommes. L’un d’eux paraissait donner des signes de fatigue très évidents ; ses pertes s’allongeant avec une régularité alarmante. Tim sentit que sa place serait très rapidement vacante.
Si le joueur malheureux avait l’air d’un gros éleveur de la région, il n’en était pas de même pour les trois autres qui avaient l’allure et le comportement des joueurs de profession. O’Malley ne s’était pas trompé. Dix minutes à peine après son arrivée, l’éleveur, complètement ratissé, laissait sa place à qui voulait la prendre.
– Si vous êtes d’accord, gentlemen, dit Tim, moi cela m’intéresse.
Les trois joueurs le toisèrent et le plus âgé, impeccablement vêtu d’un habit gris à parements de velours, laissa seulement et négligemment tomber ces quelques mots :
– Vous avez de l’argent ?
Pour toute réponse, Tim allongea devant lui ses 350 dollars. Ses partenaires acquiescèrent et le plus âgé commença la donne. Tim avait remarqué bien avant de s’installer que sa place faisait face à un grand miroir placé sur le mur du saloon, ce qui lui permit, à peine installé, de constater que son suiveur, le Mexicain constellé d’argent, continuait à se tenir derrière lui. Il s’aperçut en même temps que ce dernier insistait sur sa présence par un coup d’œil rapide et discret destiné au plus âgé des joueurs.
Comme il est habituel dans une partie organisée, Tim gagna très facilement les trois premiers coups, s’arrangeant cependant pour que le Mexicain ne puisse pas voir ses cartes, et se contentant d’annoncer des paires quand il avait des brelans ou des carrés servis.
Au quatrième coup, brusquement, les enchères montèrent, et avant que l’Irlandais ne prit la peine de regarder ses cartes, le pot atteignait déjà 500 dollars. Dans la glace, Tim voyait le Mexicain s’impatienter ; manifestement il aurait voulu pouvoir jeter un coup d’œil sur sa main et pouvoir ainsi prévenir ses complices. Impassible, Tim ne retournait toujours pas ses cartes ; il ne lui restait plus que 600 dollars en main, compte tenu de ce qu’il avait gagné dans les trois coups précédents ; et il savait parfaitement que là le jeu avait été, sans nul doute, préparé, mais il ne pouvait encore se permettre d’aller très loin, son manque de capital l’en empêchant.
Le coup venait d’être donnée par le joueur le plus âgé. Les trois hommes jouant manifestement ensemble, il fallait s’attendre, selon les normes des tricheurs, à ce que le jeu soit chez l’un des deux autres.
Cela ne manqua pas.
– Une carte, demanda un petit homme, qui jusque là n’avait pas ouvert la bouche. Les deux autres passèrent comme l’avait prévu O’Malley.
– Servi, dit-il sans toujours regarder ses cartes.
– Vous jouez sans voir, dit le petit homme, vous croyez en votre étoile ?
– Plus qu’un Shérif, dit Tim en souriant.
– A votre aise. 300 dollars de mieux, reprit son adversaire très calme.
– 300 dollars pour voir, répondit l’Irlandais.
– Vous n’allez pas plus haut, s’étonna le petit homme.
– Non, dit calmement Tim, j’ai l’intention de continuer à jouer et vous semblez sûrs de vous. J’ai beau aimer jouer sans voir, je ne suis pas fou pour autant. Ne vous plaignez pas : un pot de 1000 dollars c’est toujours bon à prendre.
– Mais je ne me plains pas, répondit le petit homme avec un rictus qui pouvait passer pour un sourire ; néanmoins je pense que c’est peu payé pour cela.
Et négligemment il allongea sur la table un carré de rois.
– Je pourrais peut-être vous en dire autant, dit Tim, et retournant ses quatre premières cartes qu’il n’avait toujours pas regardées, il sortir un carré d’as. A ce moment, il se passa un phénomène curieux : les deux joueurs qui n’avaient pas suivi se jetèrent sur leurs cartes, certains qu’ils étaient de trouver chacun un as dans leur jeu… Il n’y en avait pas.
– Ça alors, s’exclama le plus âgé.
– C’est impossible, pesta l’autre ; tout à l’heure j’avais l’as de trèfle !
– Nous sommes proches du désert, dit calmement Tim O’Malley, les mirages sont fréquents ; sans doute êtes-vous un peu fatigués, vous jouez depuis trop longtemps ce soir ; quoi qu’il en soit, messieurs, je n’ai pas touché les cartes, je viens juste de retourner celles que vous m’avez distribuées.
Brusquement, le Mexicain qui était derrière lui prit la parole :
– Il n’a en effet pas touché les cartes, mais n’empêche que ce coup n’est pas normal. J’ai vu moi-même dans la glace quand Buggzy (c’était le petit homme) a touché l’as de trèfle.
– Ah ! Bravo ! Dit Tim très décontracté, non seulement, señor, vous vous tenez derrière moi depuis le début de cette partie, en espérant renseigner mes adversaires sur la valeur de mon jeu, mais encore vous vous mêlez des affaires qui ne vous regardent en rien, dans l’espoir de provoquer une bagarre… Vous marchez sans doute au pourcentage sur les bénéfices ?
– Sangre de Dios, hurla le Mexicain. Je vais te faire ravaler tes paroles, chien !
Mais avant qu’il ait pu porter la main à ses beaux pistolets d’argent, il s’écroulait en gémissant, une balle dans chaque pied.
– Je déteste tuer un homme quand cela n’est pas indispensable, dit l’Irlandais.Je me permets simplement de vous donner cette petite leçon qui, hélas, vous fera le pas moins souple et moins silencieux.
Pendant que l’on entraînait le Mexicain en dehors de l’établissement, Tim, ses révolvers encore à la main, se retourna vers ses adversaires.
– Je pense, messieurs, que cette petite interruption de nous empêchera pas de continuer la partie !
Les trois hommes, gênés, à la fois inquiets et fous de rage, hochèrent la tête. En dehors du respect que leur imposait la vitesse et la précision de Tim, ils n’avaient toujours pas compris comment une distribution aussi impeccable, préparée par le plus vieux d’entre eux, avait pu tourner à leur désavantage.
Néanmoins, sûrs de leur adresse, ils décidèrent de continuer, mettant la réussite de Tim O’Malley sur le compte d’un invraisemblable coup de chance, comme on n’en rencontre pas une fois tous les cinquante ans.
Ils se rassurèrent encore bien davantage quand l’Irlandais au moment de donner passa les cartes à son voisin en disant :
– Messieurs, je n’ai pas aimé tout à l’heure les insinuations de ce bâtard d’indien ; par conséquent, je ne toucherai pas aux cartes. Vous donnerez vous-mêmes et retournerez sur cette table les cartes que vous m’aurez données.
Un bref coup d’œil échangé entre eux les ragaillardit définitivement pour peu de temps hélas, car dix minutes plus tard, ayant vu défiler successivement un full aux rois, une couleur et une quinte flush dans le jeu de Tim, ils se retrouvaient plus pauvres de 30 000 dollars et incapables de continuer la partie.
L’incident du Mexicain ayant attiré l’attention des nombreux visiteurs du tripot, la table était maintenant très entourée et chaque victoire de Tim saluée de cris d’étonnement et de bravos, les trois joueurs professionnels ne s’étant pas fait que des amis depuis leur arrivée à Las Vegas ; beaucoup de leurs anciennes victimes avaient un peu l’impression de rentrer dans leurs fonds au travers des gains de Tim O’Malley.
Le plus âgé des joueurs professionnels dit sèchement à Tim :
– Désolés, mais nous sommes forcés d’interrompre cette partie pour ce soir. Nous ne pouvions pas supposer que le hasard nous ferait rencontrer un partenaire de votre envergure. A une autre fois, peut-être.
Et les trois hommes quittèrent la table, à la fois penauds et rageurs, leur départ étant salué par une tempête de rires.
Tim connaissait les usages de Las Vegas auxquels devait se soumettre tout gros gagnant, lança la phrase que tout le monde attendait :
– Tous au bar, j’offre la tournée générale.
Alors ce fut du délire : les chapeaux volaient, les coups de révolver tirés au plafond partaient de tous les coins. O’Malley fut littéralement submergé par les félicitations, les claques dans le dos, et porté en triomphe jusqu’à l’immense bar qui tenait tout le fond de la salle. Des verres de whisky et de bourbon couvrirent le grand comptoir de bois verni, les toasts et les santés se succédèrent pendant cinq minutes dans un brouhaha de cris, de rires et d’exclamations joyeuses.
Ce vacarme commençait à peine à s’apaiser que Tim sentit une présence derrière lui. Un homme brun, au sourire cruel, le regardait bizarrement.
– Félicitations, gentleman, dit l’homme ; ce n’est pas tous les jours que cette maison voit un homme gagner plus de 30 000 dollars. Je me présente : je m’appelle Toni Rocco. L’écho de votre chance est parvenu aux oreilles du patron. Il serait très heureux de vous complimenter et de boire un verre avec vous.
– C’est facile, répondit Tim. Le patron, c’est toujours le vieux Dave Grayson ?
– Oui, depuis trente ans ; c’est lui qui a fondé le « Crazy Bull ». Vous le connaissez ?
– Vaguement, dit l’Irlandais ; mais allons-y, ne le faisons pas attendre.
Toni Rocco ouvrit une petite porte située à l’extrémité du bar et fit monter à Tim un luxueux escalier aux murs recouverts de velours rouge. Il s’arrêta devant une grande porte de bois noir et dit :
– Entrez, le patron vous attend.
Tim pénétra dans un immense bureau aux meubles anciens ; de très beaux tableaux ornaient les murs, dont un très grand représentant le président Abraham Lincoln.
Le propriétaire du « Crazy Bull » était de dos, en traint de chercher des papiers dans un classeur situé derrière son bureau.
– Installez-vous, dit-il, je suis à vous dans un instant ; de toute façon sachez que c’est une grande joie pour moi d’apprendre que vous avez gagné une somme importante. C’est toujours une excellent publicité pour mon établissement.
– Si j’ai bien compris, Dave Grayson, l’âge t’a rendu moins près de tes sous, c’est étonnant, répondit Tim.
En entendant cette vois, Dave Grayson pivota sur son fauteuil, sa bouche s’ouvrit et laissa tomber l’énorme cigare qu’il était en train de fumer.
– Tim O’Malley, fit-il décomposé… Je te croyais mort, et de plus si tu étais vivant, tu aurais au moins mon âge… Mais c’est impossible, par le Diable !
– Tu as toujours eu le sens des situations réelles, Dave, dit Tim ; d’ailleurs tu l’avais déjà voici trente-cinq ans quand tu m’as assommé à coups de crosse dans notre placer de Golden River et que tu es parti en emportant tout l’or. Tu as su le faire fructifier… Félicitations !
Dave Grayson n’arrivait pas à se remettre de l’apparition qui venait d’entrer dans son bureau. Il bredouilla :
– Mais enfin, tu devrais avoir à peu près soixante-quinze ans, nous avons un an de différence et tu parais à peine quarante ans… Explique-moi.
– Les explications, c’est moi qui les demande, fit O’Malley, et les comptes surtout. Ne t’inquiète pas de mon aspect physique ; je ne suis pas venu pour que tu me complimentes sur ma bonne mine, mais pour rentrer dans mon bien… et avec les intérêts !
Le visage chafouin de Grayson se décomposa encore davantage.
– Écoute, Tim, dit-il ; j’étais jeune, j’ai fait une folie, tu dois bien comprendre, mais bien sûr nous allons nous arranger. Je ne demande qu’à réparer mon erreur.
Pendant qu’il parlait, Tim s’aperçut qu’en même temps il pressait un certain nombre de coups sur une moulure du bureau. Il sentit en même temps la porte s’ouvrir lentement derrière lui. Brusquement il se retourna, ses deux Colts claquèrent et Toni Rocco, qui était prêt à l’abattre dans le dos, n’eut plus jamais l’occasion de raconter à qui que ce soir à quel point Tim O’Malley tirait vite et juste.
Ce dernier se retourna vers Dave qui semblait vraiment prêt à défaillir.
– Si j’ai changé, pas toi, Dave ; cela fait la deuxième fois que essayes de me tuer, tu n’auras pas l’occasion de le faire une troisième.
– Ne me tue pas ! Ne me tue pas ! Hurla Grayson… Pardon ! Pardon ! Je te donnerai tout ce que tu veux, je partirai si tu le désires en t’abandonnant absolument tout, mais ne me tue pas !
Il y eut un très grand silence. Tim réfléchissait.
– Tu vas déjà me donner la moitié des actions du « Crazy Bull », dit-il, plus la moitié de ce que contient ce coffre. La banque est ouverte toute la nuit, je vais y déposer tout cela. D’accord ?
– D’accord, d’accord, tout ce que tu voudras, Tim, pleurnicha Dave Grayson.
– Ensuite, tu me signeras un papier, un simple petit papier, et tu pourras continuer à profiter de la moitié du rapport de ton établissement… tu vois que je suis bon prince. Et n’essaye pas de m’envoyer encore quelque « pistolero », car si tu as déjà pu voir que j’ai appris à tirer, tu ne te doutes pas à quel point. Regarde !
Et sans bouger du fauteuil dans lequel il était assis, malgré un angle de tir qui semblait impossible, Tim O’Malley mit une balle dans chacun des deux yeux de la splendide effigie du président Lincoln.
Ensuite, il regarda son interlocuteur.
La sueur coulait des tempes de Dave Grayson, sa respiration était oppressée, dans ses yeux on pouvait lire une peur panique.
Tim n’avait plus rien à redouter de lui. L’homme était à sa merci.
– Parfait, fit-il ; maintenant, revenons à ce petit papier dont je t’ai parlé…
Un an plus tard, Tim O’Malley était à la tête d’une fortune colossale. Sa réputation de tireur d’élite et sa chance extraordinaire au jeu lui assuraient le respect de tous. De plus, sa gentillesse naturelle et sa droiture en affaires lui valaient l’estime de tous les joueurs qui fréquentaient le « Crazy Bull ». Des joueurs honnêtes tout au moins, car l’Irlandais avait décidé, dès qu’il avait pris la maison de jeux en main, de s’occuper personnellement des tricheurs professionnels.
Il les repérait très vite, et dès qu’il en avait remarqué un, il lui proposait une petite partie ; en un clin d’œil, malgré toutes ses fausses coupes, ses donnes vicieuses et ses tours de passe-passe, l’arnaqueur le plus coriace et le plus adroit se voyait « lessivé », « ratissé », et repartait les poches vides, sans avoir compris ce qui venait de lui arriver. Une ou deux fois bien sûr les choses ne s’étaient pas passées aussi facilement ; les partenaires d’O’Malley n’acceptèrent pas d’être prise à leur propre jeu et voulurent régler leurs dettes par des moyens plus expéditifs, tels que le révolver, le poignard ou le rasoir ; mal leur en prit, car en quelques secondes leurs mains habiles furent réduites à une immobilité définitive et ceci pour le plus grand bénéfice des joueurs honnêtes qui pouvaient ainsi venir au « Crazy Bull » sans craindre de se faire plumer.
Plusieurs fois, on avait même vu l’Irlandais proposer à des tricheurs de haute volée de venir faire avec lui un poker à deux dans son bureau (car Tim avait pris le splendide bureau de Dave, ce dernier devant se contenter d’une petite pièce attenante où il passait ses jours et ses nuits à faire ses comptes, contrôlé par un comptable appointé par Tim O’Malley), et l’on avait pu remarquer, à chaque fois également, que lorsqu’il redescendait, l’aigrefin arborait une mine assez inquiète et filait sans demander son reste. Tim était vraiment la grande personnalité de Las Vegas. On avançait des chiffres fantastiques en parlant de son capital ; certains même, plus ou moins bien renseignés, prétendaient qu’il n’était pas seulement de moitié au « Crazy Bull » et que toutes les boîtes de la ville lui appartenaient à demi. Peu à peu, il devenait une sorte de héros, environné d’une légende dorée qui faisait rêver tous ces hommes dont le seul Dieu était la chance.
Un incident, qui avait fait grand bruit, avait encore servi le prestige d’O’Malley.
Un matin, vers midi, alors que la ville qui vivait surtout la nuit somnolait encore, une bande d’outlaws était venue attaquer la banque. Les employés et le patron pris par surprise et terrorisés, n’avaient opposé aucune résistance. Seule la fille du directeur Jim Batley s’était précipitée à la fenêtre pour appeler à l’aide. Or, la banque était située juste en face du « Crazy Bull ». Après avoir blessé Deborah Batley, les bandits s’apprêtaient à s’enfuir quand une rafale de coups de revolver étendit sur le sol les cinq premiers qui avaient tenté de franchir la porte ; les trois qui étaient restés à l’intérieur repérèrent vite la fenêtre du premier étage du saloon d’où étaient partis les coups de feu et répondirent par une véritable salve à l’attaque de Tim. Sans doute leur tir était-il imprécis, ou leur art d’éviter les balles peut-être incomplet, quoi qu’il en soit, moins de deux minutes plus tard, la bande était totalement anéantie et l’argent complètement récupéré.
O’Malley eut peau prétendre qu’il avait agi dans le seul but de préserver ses dépôts à la Banque Batley ; il n’en fût pas moins entouré de la considération générale, surtout de la part de ceux dont il avait sauvé l’argent, et tout spécialement de celle de Jim Batley.
On vit d’ailleurs très souvent, par la suite, Tim O’Malley en compagnie de Miss Deborah remise de sa blessure heureusement légère, et d’aucuns ne se génèrent pas pour pressentir, à mots couverts bien entendu, un prochain mariage qui, alliant la fortune de Tim et celle de Jim Batley, ferait de ce couple l’un des plus riches d’Amérique.
Quels que soient les projets de l’Irlandais, il ne semblait pas pressé et ne faisait de confidences à personne. Bien que toute sa vie roulât à merveille, bien que sa fortune s’agrandît de jour en jour, bien qu’il eût la possibilité d’épouser une jeune fille charmante et de fonder une famille, ce qui avait toujours été son rêve, Tim O’Malley semblait attendre quelque chose ou quelqu’un.
Or, un beau soir de juin 1895, le 30 pour être exact, ce qu’il attendait arriva…
Dans la grande salle du « Crazy Bull » le jeu battait son plein. Toutes les tables étaient occupées, les barmen n’arrivaient pas à répondre aux commandes des consommateurs qui envahissaient le bar ; les croupiers taillaient et retaillaient, le tout dans un grand bruit d’exclamations, de cris de joie ou de désappointement.
Tim O’Malley se promenait au milieu des tables, lorsqu’il remarqua, installé à l’une d’elles, un personnage qu’il connaissait et qu’il n’était pas prêt d’oublier.
Un frisson passa dans son dos. En effet, l’homme qui avait attiré son attention, toujours vêtu d’une manière impeccable, était celui qu’il avait rencontré dans le désert du Névada, deux ans auparavant.
Ayant croisé son regard, il lui adressa un petit signe discret et continua à amonceler devant lui des piles de dollars qu’il semblait gagner facilement. Cette fois, il était vêtu uniformément de blanc, mis à part un petit foulard de soie rouge et des bottes de même couleur. Un peu inquiet, Tim, adossé au bar, attendit que la partie se termine. Il n’eut pas à attendre longtemps. Cinq minutes s’étaient à peine écoulées que l’homme le rejoignait, enfouissant dans les poches de sa redingote une appréciable liasse de billets.
– Alors, Tim, cela va ? Fit l’homme.
– Parfaitement, répondit O’Malley, vous vouliez me voir ?
– Oh, je passais dans la région ; j’ai voulu simplement me rendre compte si tout marchait bien pour toi.
– Comme vous voyez. Mais si vous le voulez bien, montons à mon bureau, nous y serons plus à l’aise pour parler, gentleman.
– Avec plaisir, répondit le Diable (car bien sûr c’était lui), et il suivit Tim dans l’escalier qui menait au bureau princier de l’Irlandais.
– Asseyez-vous, je vous prie, dit O’Malley ; si mes souvenirs sont exacts, vous affectionnez le vin de Xérès, permettez-moi de vous en offrir, j’en ai toujours ici, en prévision de votre visite.
– Ah bah ! Fit le Diable, voilà qui est fort civil. Tu pensais donc me voir assez vite ?
– J’entrevoyais cela dans les choses possibles, répondit O’Malley.
– Tu avoueras, enchaîna le Diable, que notre rencontre n’a pas été inutile. Tout au moins pour toi. Si je me rends bien compte, te voici à la tête d’une fortune enviable, tu as vécu ces deux dernières années une vie que tu n’avais jamais connue jusqu’ici ; grâce à ce don de tireur infaillible, tu mas envoyé quelques clients – trop peu à mon goût, mais tu m’avais prévenu. Par contre, ta chance aux cartes ne m’a pas tellement servi ; cette espèce de croisade que as entreprise contre les joueurs professionnels ne m’a pas plu. Parmi tous les titres auxquels j’ai droit, on me donne aussi celui de « Tricheur ».
– Je suis désolé, dit O’Malley. Mais ce titre, vous ne me l’aviez pas décliné lors de notre rencontre. J’ai cru bien faire.
– Tout cela n’a pas d’importance, repris le Prince des Enfers, en regardant dans son verre de Xérès. Ce n’est pas grand chose comparativement à la question qui nous occupe. Je t’ai donné l’apparence d’un homme de quarante ans plus jeune que son âge. Il n’empêche que sur le Grand Livre de la Vie tu es inscrit pour mourir le 1ᵉʳ juillet 1885 [Il y a une erreur de dix ans dans le texte original], soit demain, et aussi comme tu te souviens parfaitement de notre petit contrat, en échange des deux années de bonheur total que tu viens de vivre, je viens ce soir chercher mon dû, soit ton âme.
– Mais, dit Tim, je ne comprends pas. Lors de notre première et dernière entrevue, vous m’avez bien parlé de longue vie ; vous m’avez même souhaité, quand je suis parti sur mon cheval, une belle vie.
– Ta vie fut belle, young boy ; quant à sa longueur, ce n’est qu’une simple question d’estimation ? Quant à ce que j’ai pu te dire, je ne me souviens plus, et puis tu connais bien maintenant ce que sont les affaires. On enjolive toujours un peu pour persuader le client. Quoi qu’il en soit, une échéance est une échéance, il n’y a pas à revenir là-dessus. Puisque nous parlons affaires, tu sais par ma réputation que je n’ai pas pour habitude d’en faire de mauvaises.
– Au fond, dit O’Malley, vous gagnez toujours à cent pour cent !
– Toujours, répondit le Maître des Enfers en souriant.
– Et si moi je vous proposais une affaire qui vous ramène non plus cent pour cent mais trois mille pour cent, elle serait susceptible de vous intéresser ?
– Trois mille pour cent, c’est à considérer. Il s’agit bien toujours du commerce des âmes ?
– Toujours, n’ayez crainte, assura Tim.
– Propose, cela m’intéresse ; mais avant, ressers-moi encore un verre de ce petit Xérès qui ne vaut pas le mien, bien sûr, mais qui n’est pas à dédaigner. Très aimablement, Tim servit le Diable, puis alla à son coffre, l’ouvrit et en sortit trente rouleaux de parchemins entourés d’un ruban rouge. Il les lança sur son bureau et dit à Satan :
– Vous pouvez les ouvrir tous ; seule la signature diffère. Ils sont écrits dans les mêmes termes que ceux que vous m’aviez dictés. Et chacun d’eux est rédigé avec la seule encre qui nous convienne : le sang du signataire. En échange, évidemment, je vous serais obligé de me rendre celui que je vous ai signé voici deux ans. Je vous demanderai également qu’il me soit tenu compte sur le Grand Livre de la Vie des quarante ans dont vous m’avez fait cadeau.
– Tout cela est bel et bon, dit le Diable après avoir examiné les trente parchemins. Tu as agi fort intelligemment ; je vois que le premier des pactes que tu as fait signer le fut par ton associé Dave Grayson, les autres par des joueurs professionnels, par des directeurs de tripot. Au fond, tu te contentes de me donner une garantie sur des hommes que je suis certain d’accueillir un jour ou l’autre ; tout ce monceau de papier n’a pas très grande valeur. Admettons tout au plus que cela m’évite quelques questions oiseuses le jour où il leur faudra rendre leurs comptes, mais c’est tout. Je me demande si tout cela vaut bien d’une part que j’annule ton pacte et d’autre part que je te fasse cadeau de quarante ans de bonne et solide vie. Tranchons là, car j’admets que beaucoup de ces fripouilles dont tu viens de m’offrir l’âme peuvent encore me faire des ennuis. J’entends par là se convertir dans leurs vieux jours, s’adonner à des œuvres de bienfaisance, à des ligues pieuses ou autres fariboles ; la peur de la mort fait beaucoup même chez les plus endurcis. Non, je prends les trente actes à mon compte, je ne te rends pas le tien et te propose vingt ans de mieux ; cela te va ?
– Non, cela ne va pas, dit Tim ; c’est tout ou rien !
– Ah ! Tu commences à m’embêter avec ton entêtement ridicule. Comment, je t’ai procuré le bonheur, la fortune, la respectabilité, la crainte des hommes, leur estime… je t’offre d’en profiter pendant vingt ans de plus et tu refuses, alors que normalement tu devrais mourir d’une crise cardiaque cette nuit à 2 heures du matin, le 1ᵉʳ juillet. Mais tu es fou.
– Si je suis fou, dit tranquillement O’Malley, je vais l’être jusqu’au bout. Vous avez dit vous-même que vous étiez le Roi des Tricheurs ; je vous ai demandé d’être imbattable aux cartes, mais nous n’avons parlé des pièces, ni des dés. Je vous propose donc de jouer mon contrat et mes quarante ans de vie supplémentaires à pile ou face. Allez-y, lancez la pièce, moi je prends pile.
– Et moi face, dit le Diable énervé par ces tergiversations. Sans même regarder la pièce, il la lança sur le bureau : c’était pile.
– Ah ! Fit-il, tu m’as eu… Oooh ! Et je ne peux même pas te maudire, j’aurais l’air de me faire de la concurrence. Et bien soit, voilà le contrat, déchire-le toi-même, et tu as tes quarante ans de supplément ; mais dis-moi comment tu as gagné, car, crois-moi, aussi fort que j’ai pu te rendre, on me bat difficilement aux jeux de hasard, quels qu’ils soient.
– Pour une raison bien simple, gentleman, dit Tim ; vous m’avez donné confiance en moi. J’avais été pendant soixante-quatorze ans un vieil imbécile qui ne croyait pas en lui ; vous avez changé tout cela, et en me donnant l’invincibilité au Colt et aux cartes, vous m’avez obligé à croire en moi. Je sais maintenant que je n’ai qu’à agir, les hommes sont peureux et lâches, les événements se dirigent pour peu qu’on ait un peu d’audace et de volonté. Les hommes les plus puissants de la terre ont toujours marché grâce à une légende, celle qui s’était attachée autour de leur premier geste ; maintenant, pour moi, c’est fait et surtout, surtout, en dehors de l’opinion des autres, j’y crois moi-même. Voyez-vous, gentleman, je ne vous remercierai jamais assez, car en quelque sorte, vous n’avez pas été autre chose que mon Ange Gardien : Maintenant nous sommes quittes. Dois-je vous raccompagner ?
– Inutile, dit le Diable en raflant les trente parchemins qu’il enfouit sous sa redingote, mais je te jure que j’y regarderai à deux fois avant de m’adresser à un Irlandais !!!… Et il disparut dans une vapeur de soufre.
Trois semaines plus tard, Tim O’Malley, qui n’avait plus personne à attendre, épousait Deborah Batley, et ayant revendu toutes se parts dans les divers tripots de Las Vegas s’embarquait à San Francisco avec sa femme et le cheval Tempête, toujours aussi fringant, à destination de l’Irlande, pour y vivre richement et finir ses jours entouré de ses futurs enfants, petits enfants et arrière-petits enfants, selon le rêve qu’il avait si souvent bercé pendant soixante-quatorze ans d’une sacrée garce de vie.
FIN
Remarque : j’ai gardé l’orthographe d’origine, différente de l’officielle : phalène au masculin, coyotte avec deux « t » ainsi que beaucoup de ponctuation, différente de celle attendue par le correcteur d’orthographe. Je suis certain qu’en 1971, la forme de l’almanach n’a pas perturbé les lectrices et les lecteurs. Et que tu me pardonneras toutes les coquilles que j’ai laissées ; j’habite sur le chemin de St Jacques.
Restons en là. Je ne ferai plus jamais de dictée… qui a la même étymologie que dictateur !
Laisser un commentaire