Bref aller-retour en Ukraine

Certains jours, tu as une démarche à faire. À Langeac ou au Puy. Et tu prends une voiture.

Du lundi 28 mars 2022 à 15h00 au 1ᵉʳ avril à 18h00, nous avons fait pareil : avec un véhicule de neuf places, nous avons fait quelques démarches et nous sommes rentrés dans nos maisons, après 4600km.

Avec Jean-Paul et Piotr, nous sommes partis chercher des amis ukrainiens. Certains que nous connaissions déjà.

D’autres trouvés par un site en polonais, avec une annonce pour proposer les places disponibles. Avec cette famille de Kiev, rendez-vous est pris pour le mercredi 30 en milieu de journée.

Et nous roulons.

Les trois chauffeurs et le véhicule nous font traverser l’Europe et, en même temps, plein de morceaux de son histoire qui façonnent notre façon d’être et de vivre, si on y pense un peu.

Nous avons rejoint l’Alsace. Et sans nous en rendre compte, nous sommes entrés en Allemagne au-dessus du Rhin.

Sans péage, toujours sans contrôle douanier, nous sommes entrés en Tchéquie, puis en Pologne.

Ne jamais oublier qu’une frontière, c’est toujours deux faces d’une même membrane. Et une invention humaine et arbitraire : Fruit de violences inutiles puis de négociations obscures. Les champs sont identiques de chaque côté et je ne comprends pas cette fiction géographique si blessante pour les petits.

Mais je comprends que je suis arrivé ici, à la frontière polono-ukrainienne, à 2 000 km de « chez moi », en Europe, sans avoir besoin de justifier de mon identité, d’expliquer mon déplacement ! Liberté.

Cela va changer !

Le poste frontière est à Cracovets, sur la route de Lviv, la grande ville à l’ouest de l’Ukraine. Nous sommes à la latitude d’Amiens, mais un peu plus à l’est.

Et puisqu’un potentat russe, depuis le 24 février, a décidé de faire faire du tir à balles réelles à ses militaires inemployés, nous sommes prêts à franchir cette frontière, à entrer en Ukraine.

Les affres de l’administration française n’ont pas permis à notre chauffeur le plus expérimenté de recevoir son passeport. Mais nous venons pour une raison qui peut justifier son passage. Refus néanmoins. Nous laissons donc Jean-Paul au poste frontière polonais.

Deux heures après, tous contrôles faits côté polonais, puis côté ukrainien, un gardien-mitraillette ouvre un portail métallique et le referme derrière nous.

Il y a bien un drapeau ukrainien, mais le paysage ne change pas. Plat. Vraiment très plat.

Il reste 120 km pour deux heures de route. Interrompus régulièrement par des check-points à des endroits stratégiques, comme un pont, un carrefour ou un angle de forêt. Des sacs de sables y sont empilés, avec un trou pour l’observation et, le cas échéant, la mise en batterie du canon ou de la mitrailleuse. Nous ne voyons que les sacs de sable.

À certains de ces points, il y a un contrôle, simple coup d’œil plutôt, par des militaires en uniforme.

Pour le reste, c’est une campagne comme la polonaise. Des tracteurs dans les champs. Des basses-cours avec des quantités de volailles, en plein air, celles-ci.

Des installations industrielles, majoritairement abandonnées, à la taille démesurée, soviétique, dans cette ancienne république de l’U.R.S.S. ; il y a 31 ans que l’Ukraine a pris son indépendance.

Nous perdons le guidage GPS pour des questions d’abonnement téléphonique. Comme il y a toujours une solution, j’ouvre mes deux cartes, l’une en alphabet latin, l’autre en cyrillique, acquises à Lviv, il y a 17 ans, pour un voyage professionnel.

Avec un peu de jugeote et des plans imprimés avant le départ, nous arrivons pile au point de rendez-vous.

En anglais et en russe, avec sourires et gestes, nous avons reconnu les anciens amis que nous sommes venus chercher et fait connaissance avec les nouveaux, Olena et Dima, son mari, fidèles au rendez-vous d’une petite annonce improbable. Elle porte un nom : « confiance » et il faut en prendre soin.

Piotr part décharger les deux mètres cubes de matériel apportés pour une association locale : de l’utile, de la première nécessité. Reprenons l’expression de la goutte d’eau. Il reste à faire ou à donner.

Pendant ce temps, Dima me montre deux photos. Celle de l’école de sa fille, aux vitres soufflées. Sur l’autre, le building voisin qui a reçu un truc explosif expédié par Poutine. Les petits ne font pas de politiques. Ils trouvent des solutions pour sur-vivre.

Chacun des hommes est renvoyé à ses obligations ukrainiennes ; femmes et enfants sont montés en voiture.

À toi qui n’as jamais vécu cela, je te souhaite de ne jamais le vivre. Nous, les chauffeurs, nous n’avons fait que voir le déchirement de la séparation, avant l’exil, en toutes ignorances. Nous ne l’avons pas éprouvé. Chaque mot est important.

Nous sommes repartis à deux voitures.

Olena, dans sa voiture, ses deux enfants, Marina, 6 ans, et son petit frère de 18 mois, au poétique prénom : Jaroslav qui signifie Fête du printemps. Piotr l’accompagne.

Dans l’autre, j’emmène Elena et Kristina.

Le retour vers la frontière se passe sans incident, marqué seulement par les check-points déjà mentionnés.

À l’arrivée à la douane, il est 17h environ. À 23h, nous sommes en Pologne, Jean-Paul retrouvé.

Il s’assoit pesamment dans la voiture :

« J’ai passé la pire journée de ma vie ! »

Il a vu arriver à chaque heure de la journée ceux qui fuyaient les exactions, les destructions du potentat.

Une par une. Femme après femme.

Et chaque enfant. Un par un.

Et les personnes en fauteuil roulant.

Les bagages, uniquement à main, qui résument la misère de l’exil déjà évoquée. Et la petite remorque qui fait la navette pour acheminer ces maigres bagages.

Et puis les regards…

Ce sont les mêmes qu’en mai 1940, en France, par exemple.

Frontière passée, nous nous arrêtons à la première aire sur l’autoroute.

Comme pour nous compter.

Pour nous dire que nous sommes de l’autre côté, dans l’Union européenne.

Pour nous dire que nous avons quitté la zone de guerre ? Vanité ! Nous y sommes encore. Les prochaines cyberattaques contre la démocratie et ses élections devraient nous le prouver.

Nous ne quitterons pas l’autoroute de la frontière ukrainienne jusqu’à la Haute-Loire. Nous sommes en Europe. Sans contrôle. Sans chicanerie. Et notre temps à nous.

« Sur les images dorées

Sur les armes des guerriers

Sur la couronne des rois

J’écris ton nom,

…Liberté » (Paul Éluard)

Nous l’oublions trop souvent. Elle nous paraît normale. Et pourtant… !

La route est reprise.

Un hôtel nous reçoit à Heilbronn, après Nuremberg.

La télévision montre une chaîne d’information en allemand et en continu. Beaucoup d’images d’Ukraine, celles que nous n’avons pas vues.

Après un repas, nous discutons avec notre hôte. Doravin mélange anglais et allemand, troublé par les images.

À 10 ans, il vivait en Croatie, son pays natal. La Yougoslavie éclatait et c’était, pour lui, déjà, une guerre. Cet homme d’une quarantaine d’années revivait son enfance sans enfance, en voyant le drame ukrainien par la télévision, par nos amies aussi.

1940, 1992, 2022, etc. Toujours contre les petits !

Et nous arrivons à Saugues. Retrouvailles !

Et si cette escapade n’avait eu qu’une raison, la voici : le regard rallumé de Kristina. Bichette ! (1)

Et la « neige du coucou » (2) se met à tomber. Trente bons centimètres avec la burle.(3)

Olena et Piotr se sont relayés au volant et sont arrivés, la veille, jeudi soir.

Et maintenant, je dénonce !

Chacun de ceux que je remercie, anonymement, de peur d’en oublier, a fait sa part. En usant de sa volonté, de sa liberté. Et puis je ne sais pas tout ce qui a été fait. Certains se reconnaîtront dans leur acte.

C’est si facile ! Il faut commencer par vouloir. Vouloir exercer sa liberté. Juste au-delà de ses limites habituelles.

Depuis le retour, j’ai entendu parler plusieurs fois de courage…

Le plus difficile a été de convaincre les proches qu’il était impératif d’entrer en Ukraine… On n’allait pas demander à des ukrainiens de faire 120 km, alors qu’ils ont bien d’autres soucis en tête ! On fait ou ne fait pas.

Et puis, il s’agissait seulement d’entrer dans un pays, certes en guerre, mais pas dans la zone de combat.

Si l’on compare avec la France, pour une approche des distances, nous sommes entrés par Brest et avons roulé 120 km, jusqu’au centre de la Bretagne. Pour poursuivre la comparaison, les combats sont en Alsace, exactement au Donbass, au nord de la mer d’Azov et de la Crimée annexée.

Il s’agit seulement de sortir de ses limites habituelles.

La terre m’est une limite. Je ne suis pas cosmonaute. Soit.

Mais sur terre, j’exerce ma liberté. Elle s’userait si je ne le faisais pas.

Comme d’écrire ce texte fait pour te déranger.

Comme dans le Chant des Partisans de Joseph Kessel et Maurice Druon : « Il y a des pays où les gens au creux des lits font des rêves…»

Je ressors pour ta méditation, une citation d’un livre d’Ernst Toller, auteur allemand d’Eine Jugend in Deutschland, une autobiographie : études à Grenoble (France) et 1ʳᵉ guerre mondiale à Verdun (côté allemand), comprises. Sa famille est juive. En 1933, pour éviter un autre potentat, Hitler, il émigre aux États-Unis et se suicide en 1939 à New York.

La citation peut se traduire à peu près ainsi ; mon allemand est bien rouillé !

« Les mots ‘Je suis allemand et j’en suis fier’ ou ‘Je suis juif et j’en suis fier’ sonnent aussi stupides à mon oreille que si une personne disait : ‘Je suis fier, parce que j’ai les yeux marrons.’

(…) et si quelqu’un me demandait d’où j’appartiens, je répondrais :

Une mère juive m’a mis au monde,

L’Allemagne m’a nourri,

L’Europe m’a formé,

Ma ‘maison’ est la Terre,

Le monde est ma patrie. »

Nous avons fait une toute petite part, il reste plein à faire et de mille manières, en Ukraine et ailleurs : à toi d’inventer, depuis chez toi ou sur place, selon la manière dont tu te sens concerné.e, sur notre unique planète…

On en parle quand tu veux.

Voulons !


Notes

(1) Bichette : Expression utilisée à Saugues pour marquer la compassion, la pitié, Équivalent au « peuchère » provençal.

(2) La neige du coucou : C’est une chute de neige qui a lieu après le retour du printemps, généralement fin mars ou courant avril, alors qu’on avait la sensation du printemps.

(3) La burle : vent d’hiver, qui crée une ambiance glaciale.


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